Quand la solitude rassemble : focus sur les portraits sensibles de Dave Heath

Quand la solitude rassemble : focus sur les portraits sensibles de Dave Heath

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Par Lise Lanot

Publié le

Son nom n’est malheureusement pas très connu en France, mais la belle exposition que LE BAL lui consacre permet aux œuvres de Dave Heath de connaître un rayonnement nouveau.

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Bien que prolifique, la carrière artistique de Dave Heath ne l’a pas occupé toute sa vie mais seulement une vingtaine d’années. Autodidacte, l’Américain né en 1931 fait ses armes photographiques au début des années 1950, alors qu’il est envoyé comme mitrailleur à la guerre de Corée (1950-1953). Jusqu’à la fin des années 1970, et avant de se tourner vers le professorat au Canada, il promène son objectif, discret mais inquisiteur, dans les rues de New York, puis à travers les États-Unis.

Diane Dufour, codirectrice du musée parisien LE BAL, qui accueille l’exposition “Dialogues With Solitudes“, qualifie d’ailleurs le photographe de “comète”. En effet, l’artiste semble avoir traversé le ciel de la création artistique de façon assez rapide, tout en laissant une marque pérenne, de plus en plus lumineuse au fil des années et des expositions à l’internationale.

Si Dave Heath maîtrise ses compositions à la perfection et propose de magnifiques photographies de paysages, ne nous leurrons pas, ce sont bien ses portraits qui coupent le souffle au public. Sans tomber dans la psychologie de comptoir, un brin de biographie est nécessaire pour appréhender l’œuvre de l’artiste. Abandonné à 4 ans par ses parents biologiques, il passe son enfance et son adolescence entre des foyers et diverses maisons de familles d’accueil.

À 15 ans, sa lecture d’un reportage publié dans Life sur un jeune orphelin (“Bad boy’s story”) agit comme un déclic concernant son futur. Il décide que le medium qui le raccrochera au monde sera la photographie :

“Le fait de n’avoir jamais eu de famille, de lieu ou d’histoire qui me définissaient a fait naître en moi le besoin de réintégrer la communauté des hommes. J’y suis parvenu en inventant une forme poétique et en reliant les membres de cette communauté, au moins symboliquement, par cette forme.”

C’est sans éditeur mais avec l’aide d’un imprimeur qu’il sort son ouvrage majeur : A Dialogue With Solitude, en 1965. 82 photographies en noir et blanc y sont rassemblées, tirées par l’artiste lui-même. Une maquette de l’ouvrage est présentée au BAL. Sur un mur, les pages sont exposées les unes à côté des autres, nous permettant de recevoir de plein fouet la mise en page choisie par Dave Heath, ressemblant étrangement à une partition musicale.

Les images ne sont pas toujours centrées, certaines pages sont vierges ou simplement recouvertes de citations, à l’instar de celle tirée des Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke : “Love consists in this / that two solitudes protect, / and touch, and greet each other” (“Cet amour qui consiste / en ce que deux solitudes se protègent, / se complètent et s’inclinent l’une devant l’autre”, ndlr). Cette étude de la solitude devient un point phare de son travail.

La vulnérabilité comme point de ralliement

Enfant abandonné et solitaire, il s’intéresse naturellement à la solitude de celles et ceux qu’il croise. Et s’il y a bien une chose que partagent tous les humains, c’est ce pouvoir de parfois se couper du monde et se retrouver complètement seul avec ses pensées, qu’elles soient anxiogènes, drôles, profondes ou superficielles. Un ange passe lorsque Dave Heath parvient à capter, sans être pris sur le fait, ces moments si particuliers qui semblent abonder en même temps que la société moderne dans laquelle vit l’artiste évolue.

Jamais semblables (ces moments de solitude peuvent survenir lorsque l’on est seul·e ou au milieu d’une foule, en attendant que le feu passe au vert ou au parc avec des ami·e·s), ces situations permettent aussi de faire naître mille histoires différentes dans les yeux de celles et ceux qui les regardent. Un regard, un geste anodin se changent en indices sur la vulnérabilité d’anonymes, dont on se sent tout à coup très proche. Pourtant, aucun nom, aucun lieu ni aucune date ne viennent faciliter ce sentiment d’intimité.

C’est presque un exercice de style auquel se livre Dave Heath depuis ses portraits de soldats perdus dans leurs pensées en Corée. Ni documentariste, ni storyteller, il capte simplement des émotions prises sur le vif. Beau paradoxe que de rassembler ainsi les hommes en pointant leur solitude et leurs “inner landscapes”, comme il les nomme, soit les “paysages intérieurs” de chacun.

Les partis pris esthétiques de l’artiste ouvrent les portes de l’imagination de son public, dont le regard peut se perdre longuement entre la multitude de détails et d’émotions transmises par les photographies. Autodidacte aussi dans l’art du tirage, il modifie ses images avec soin, coupant ostensiblement un visage, assombrissant des paysages ou créant des effets de profondeur accentués.

Reconnu par ses pairs pour ses tirages, il met au point des techniques particulières. Il recouvre par exemple certaines de ses images de noir et accentue l’éclat blanc de certaines parties. Cela confère une puissance dramatique et quasi cinématographique à ses œuvres. Les inconnus qui y figurent semblent devenir des modèles à part entière.

Assez radical, le photographe poursuit sa quête de solitudes sans jamais travailler pour la presse ou la publicité. Il balade son objectif dans les parcs new-yorkais pour se fondre dans la masse. Peu connu du grand public de son vivant, il reçoit à deux reprises une bourse Guggenheim qui lui permet de traverser les villes américaines et de photographier cette société qui va bientôt connaître de nombreux bouleversements, dont la guerre du Viêt Nam et le mouvement des droits civiques.

Dans un souci de retranscrire l’époque contemporaine, LE BAL a mis au pluriel son Dialogue With Solitude en mettant en regard 150 de ses photographies avec la projection en entier de trois films du cinéma indépendant américain : Portrait of Jason, de Shirley Clarke (1967), Salesman, d’Albert et David Mayles et Charlotte Mitchell Zwerin (1969) et The Savage Eye (L’Œil sauvage en VF) de Ben Maddow, Sidney Meyers et Joseph Strick (1960).

La scénographie, qui entend adopter la structure d’une ville, nous permet de déambuler dans les méandres des alcôves et des recoins des structures mais aussi de nous perdre dans l’isolement des personnes photographiées. La visite en devient presque un moment de recueillement et de repli sur soi, seul·e, ou presque, face à ces solitaires magnifié·e·s.

Dialogues With Solitudesest présentée au BAL jusqu’au 23 décembre 2018.