Témoignage : non, la photographie n’est pas en train de mourir

Témoignage : non, la photographie n’est pas en train de mourir

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Par Konbini arts

Publié le

Dans ce témoignage intéressant, le photographe taïwanais TC Lin s’insurge contre tous ces articles qui fleurissent sur la Toile, décrétant que la photographie serait morte. Ses propos n’engagent que lui.

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Dernièrement, le monde de la photographie a été submergé, non pas de millions de photos qui font le buzz, mais d’articles qui affirment que la photographie est morte, obsolète et bonne à jeter. La théorie douteuse exposée ici repose donc sur l’idée que la photographie aurait été vivante jusque-là.

Ce qui m’interpelle le plus, c’est la manière dont cet état de fait a été établi. Au final, c’est bien de cette “vie” dont il est question, car les raisons invoquées pour justifier la disparition prématurée (ou qui aurait trop tardé, tout dépend de celui ou celle qui en parle) de la photographie sont invariablement attribuées à l’avènement des réseaux sociaux, à la baisse de notre niveau d’attention, au partage instantané, et, inévitablement, aux photos de chats.

Cependant, dans un monde où il y a autant de biographies de photographes qui commencent par “j’ai commencé à documenter les moments importants de mon existence avec un iPhone en 2009”, je me demande si le débat ne manque pas d’un peu de contexte. La soi-disant “vie” de la photographie à laquelle ces articles font référence est le résultat du déferlement de modèles d’appareils photo numériques et de l’apparition d’Internet dans les années 2000.

Ces deux événements ont donné naissance à une armée de fanatiques de technologie, qui ont tous acheté le dernier appareil ayant reçu un maximum d’étoiles sur des sites de comparateurs pour être sûrs d’avoir un maximum de pixels avant de les photoshoper à fond, de les publier sur Flickr ou sur 500px et de guetter les “favoris”.

OK, j’exagère. Un peu. Évidemment, certaines personnes étaient, et restent, de vrais photographes qui travaillent sérieusement. […] Mais les chiffres faisaient la loi : le nombre de “J’aime”, le nombre d’abonnés, le nombre de photos, et peu importe si elles sont immondes.

Et puis un jour, un type de ce genre à San Francisco […] s’est fixé comme objectif de prendre un million de photos (complètement dénuées d’intérêt), et il a ainsi réussi à se constituer un cercle de fans. Bizarrement, son nom ne me revient pas.

Pendant ce temps, les photographes investis, qui ont travaillé discrètement en étant ignorés pendant des décennies avant ce boom, ont continué à travailler discrètement et à être ignorés, même si une poignée d’entre eux a été embarquée dans ce raz-de-marée et propulsée par les internautes et leur fandom.

L’agence Magnum, confortablement installée sur son trône à se remémorer ses moments de gloire passés, a fait un retour tardif au premier plan lorsqu’elle a réalisé que son site Internet avait besoin d’un coup de jeune. Elle a commencé à changer ses techniques de reportage et de recrutement pour s’adapter à cette “vie” et sa nouvelle réalité. […]

Alors, le temps d’un instant, tout le monde ne parlait que de photographie. À commencer par la photographie de rue, qui est la plus facile à pratiquer parce qu’elle ne nécessite pas de studio, de plateau, de top models, de véritable réflexion préalable, ou même, à voir le résultat, de talent.

Les blogueurs faisaient la promo de leurs potes dans des articles intitulés “Les *insérer un nombre ici* meilleurs photographes à suivre MAINTENANT”, dont certains ont pu publier des livres dans la foulée. Les éditeurs se sont engouffrés dans cette nouvelle tendance, et des groupes sont apparus sur Flickr, nourris par des guéguerres entre certains membres connus.

Au milieu de tout ça, certains photographes ont véritablement eu l’opportunité de découvrir d’autres photographes et d’apprécier leurs travaux respectifs. Plusieurs collectifs ont émergé de ce chaos, comme in-Public, Burn My Eye et Observe. Bien sûr, beaucoup d’autres ont disparu tout aussi rapidement quand ils ont découvert que leurs batailles d’égo étaient finalement bien moins divertissantes quand on essaie de véritablement collaborer.

Mais alors, Facebook et Instagram sont arrivés, en même temps que bon nombre de smartphones équipés d’appareils photo. Ces business bourgeonnant ont rapidement compris que ce que la majorité des gens attendait n’était pas vraiment de la photographie, mais plutôt une bonne dose de dopamine provoquée par la nouveauté.

Des clics, mais pas ceux de l’obturateur. Des regards, mais pas à travers un viseur ou une exposition. La photographie en elle-même ne compte pas particulièrement dans ces industries, cela n’a jamais été le cas. Elle n’est qu’un moyen d’arriver à une fin qui met inévitablement fin aux moyens.

Les performances des appareils numériques ont commencé à stagner alors que les fabricants cherchaient à privilégier leur mobilité, pour concurrencer les smartphones, en ajoutant des fonctionnalités comme le wi-fi, la vidéo et les écrans tactiles. Tout en se demandant ensuite pourquoi plus personne n’achète leurs boîtiers, toujours plus gros et plus lourds.

La photographie mobile et numérique s’est imposée, le boom de l’appareil a pris fin, le système a commencé à s’essouffler. La vidéo était supposée exploser, mais personne ne parvenait à déterminer les différences fondamentales entre les deux media.

Quoi qu’il en soit, la plupart des gens ont découvert que tous les caprices de leurs ego pouvaient être comblés par Facebook, et leurs besoins en dopamine par Instagram. Ils ont ainsi renforcé le lien entre les débats et la photographie, accidentellement et avantageusement créé par des sites comme Flickr, où l’on peut faire les deux, avec une intensité moindre.

Certaines personnes ont essayé de faire croire aux jeunes aspirants photographes qu’ils pouvaient percer à travers des compétitions auxquelles ils pourraient participer, à condition d’avoir obtenu la validation d’un jury illustre de gens dont ils n’avaient jamais entendu parler. Mais le monde a vite compris que la photographie était un mensonge quand il s’est avéré que plusieurs participants à ces concours avaient été sélectionnés grâce à leur surutilisation de Photoshop.

La relation entre l’art de la photographie et les réseaux sociaux s’est délitée ; ceux qui aspiraient à devenir des photographes sérieux, désespérément accrochés à cet âge d’or, ont essayé de spamer tous leurs contacts avec des campagnes Kickstarter pour financer la publication de leurs recueils de photos. Une poignée de ceux-là étaient effectivement bons. Mais de fait, les vrais bons livres de photographie ont toujours été 1) rares et 2) généralement ignorés par la majorité des gens.

À ce stade, la photographie était morte, abandonnée sur le trottoir métaphorique au milieu d’une flaque de son sang métaphorique. C’est ce qu’on a pu lire dans l’article d’une personne célèbre sur Internet au nom pompeux. Et relire. Encore et encore. Morte. Over. Kaput.

Mais qu’est-ce qui est mort exactement ? La foule de fanas d’informatique s’est lassée de ces appareils, et est passée à de nouveaux gadgets. Quant aux jeunes, et c’est l’apanage de la jeunesse, ils étaient juste venus flirter un peu avec cet art. Il n’y a rien de mal à cela, et certainement rien de nouveau. Les photographes investis qui travaillaient discrètement en étant ignorés ont continué à le faire, et ils le feront encore le jour où tout le monde utilisera son implant au cerveau pour diffuser des images de leur chat en réalité virtuelle.

En gros, la “mort de la photographie” sur laquelle ces articles se lamentent est en fait la fin du vernis de popularité dont a momentanément bénéficié la photographie quand elle s’est retrouvée propulsée par le progrès technologique et les réseaux sociaux. Ces trois éléments ont évolué dans une telle proximité le temps d’un instant que la plupart des gens ont cru que, quand la technologie et les réseaux sociaux passeraient à autre chose, la photographie perdrait tout son sens.

Mais c’est faux. L’essence de la photographie n’a pas changé ; elle a toujours été, à l’origine, une petite niche, qui n’intéressait que peu de gens. Pas un art qui fait l’unanimité, ni le grand et nouveau langage universel qu’on nous a un jour promis. La photographie puise son caractère unique dans le fait d’arrêter le temps et de transmettre une émotion complexe dans un petit cadre. C’est un des aspects qui m’a moi aussi attiré vers elle pendant ma jeunesse. Je me rends compte aujourd’hui que, peut-être, nous devrions juste laisser les choses se faire, sans donner d’importance aux pièges, aux clairons et aux sifflets des tendances sociales.

Remets tes lunettes, photographie. Oublie le relooking. Enfile tes charentaises. C’est bon de te revoir.

La photographie est morte ? Tant mieux. Longue vie à la photographie.

Vous pouvez suivre le travail de TC Lin sur son site, Flickr et Instagram.

Ce témoignage a été publié initialement sur Burn My Eye, un collectif de photographes que vous pouvez suivre sur Instagram. Le texte a été traduit par Sophie Janinet