Enfant de la guerre d’Algérie, l’artiste Kamel Khélif dessine pour échapper “à la réalité sordide”

Enfant de la guerre d’Algérie, l’artiste Kamel Khélif dessine pour échapper “à la réalité sordide”

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© Kamel Khélif/Monozande

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Par Konbini avec AFP

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"J’ai voulu dessiner la vie, puis la peindre. Partout où je pouvais, sur des cartons, des portes d’armoires, des feuilles de papier…"

Visage concentré et éclairé, mains dans l’obscurité peignant une composition originale en noir et blanc, le tout diffusé en direct sur l’écran d’une salle obscure : les œuvres de Kamel Khélif, à l’image de sa vie imprégnée par l’exil, naviguent toujours entre ombre et lumière. Invité par les Rencontres d’Averroès à Marseille, le dessinateur, peintre et écrivain de 64 ans a également lu certains des textes de son prochain roman graphique, prévu pour 2024, dont des planches étaient parallèlement projetées en avant-première.

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À l’image de ses précédentes productions (Même si c’est la nuit, Les Exilées, histoires, Ce pays qui est le vôtre), les thématiques de l’errance et de la quête d’identité y apparaissent centrales, des leitmotivs pour cet Algérien “au parcours géographique mouvementé”. “Je me sers toujours d’éléments autobiographiques pour aller vers l’imaginaire”, explique, entre deux bouffées de cigarette roulée, l’élégant Marseillais d’adoption aux cheveux grisonnants.

Celui qui ne se présente pas comme Algérien et qui depuis longtemps aurait pu obtenir la nationalité française – non demandée “car les tâches administratives [l’emmerdent]” – se définit comme “dessinateur”. Son but a toujours “été d’inventer une autre réalité sur papier, un moyen d’échapper à la réalité sordide”. Comme un exutoire pour cet “enfant de la guerre” arrivé à quatre ans à Marseille, alors sous la neige, en décembre 1964, peu après les accords d’Évian (1962), actant la fin officielle du conflit entre la France et son ex-colonie.

D’abord placé quelques jours dans la “prison” d’Arenc, où sont parqué·e·s les migrant·e·s, il sera déplacé dans le bidonville de Sainte-Marthe puis dans la cité Bassens, au cœur de ce qu’on appellera “les quartiers nord”. C’est là, alors âgé de sept ans, qu’il griffonne sur son carnet de classe un arbre : “J’ai senti quelque chose. Des années plus tard, un pédopsychiatre m’a dit que l’arbre symbolise l’autoportrait”. Et pas nécessairement la quête de racines, comme il l’a cru pendant longtemps.

“Frère” de Van Gogh

Après des études dans un lycée professionnel à apprendre les métiers de mécanicien-tourneur puis de dessinateur industriel, il tombe sur La Vie exaltée de Van Gogh, livre de Dominique Auriange où l’artiste apparaît sur la couverture, peint au fusain. “Ma vie bascule : ‘Enfin un frère !’, me suis-je dit. Je me retrouvais dans son parcours, son rapport à son père. Ce livre fut une rencontre avec un auteur”, s’exclame Kamel Khélif, les yeux pétillants. Un incompressible besoin de création le traverse alors, pour compenser sa timidité à l’oral : “J’ai voulu dessiner la vie, puis la peindre. Partout où je pouvais, sur des cartons, des portes d’armoires, des feuilles de papier…”, dans son appartement du quartier populaire de Noailles, qu’il occupe toujours 35 ans après.

En parallèle d’une activité d’éducateur de quartier, il réalise des illustrations pour différents journaux et revues, donnant la parole aux jeunes de banlieue. Il découvre aussi la bande dessinée à travers l’illustrateur français, très classique, Raylambert. Suivent les peintures expressives des maîtres italiens Giotto ou Paolo Uccello, avant Vinci, Le Caravage et Rembrandt. Depuis, son style au fusain ou à la peinture à l’huile, toujours noire, rappelle davantage le style d’une Camille Claudel. “Le blanc et noir donne une dimension historique, on navigue entre la naissance et la mort, c’est-à-dire la vie. Et le but de tout artiste, c’est de peindre la vie”, estime l’autodidacte.

Il réalise des illustrations pour Le Prophète du poète libanais Khalil Gibran, est repéré par des galeries londoniennes et des revues états-uniennes. En 2014, il collabore avec le photographe Jim Goldberg, illustrant le drame de la guerre du Kivu au Congo. Des images sur lesquelles il viendra peu à peu poser ses propres mots, une gageure pour ce fils de famille nombreuse qui a grandi dans un environnement où “il n’y avait pas de livres, même pas le Coran”.

Amoureux de la cité phocéenne, il regarde avec amertume ses évolutions, notamment la “perte de son identité populaire et rebelle, au profit d’une gentrification forcée rendant compliqué” le logement pour ses habitant·e·s. Lui-même, payant encore un faible loyer, craint son expulsion prochaine suite au rachat de son immeuble par un promoteur immobilier qui le contraindrait à… un nouvel exil : “Mais où voulez-vous que j’aille ? Ma vie se fait sur mes feuilles de papier”.