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Comment la presse française fabrique-t-elle ses meilleures couvertures ?

Comment la presse française fabrique-t-elle ses meilleures couvertures ?

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Par Apolline Bazin

Publié le , modifié le

"Libération", "Le M", "Rockyrama", "Society" et "America" nous confient la recette de leurs plus belles publications.

Elles nous émeuvent, nous choquent, déclenchent des conversations enflammées, sacrent les uns et démontent les autres : les couvertures de journaux rythment le monde. Alors que l’on parle souvent en négatif de l’économie complexe de la presse, on peut aussi se réjouir des mutations esthétiques qui se sont produites ces cinq dernières années.

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Oui, la presse écrite française peut être célébrée pour sa créativité. Pour comprendre comment réussir à faire une bonne couverture, nous avons été à la rencontre des équipes artistiques de nos titres préférés, de Libération à Rockyrama. Généraliste ou culturel, hebdomadaire, quotidien ou trimestriel, chacun déploie des trésors de style et d’esprit pour capter notre attention.

Métiers de choix

Derrière ces images qui marquent, il y a tout d’abord des métiers moins connus que ceux des journalistes, mais tout aussi essentiels. Garants de la cohérence esthétique d’un média, les directeur·rice·s artistiques travaillent avec les responsables du service photo, les iconographes, illustrateur·rice·s, photographes, et coordonnent les graphistes.

Les formations sont diverses, arts graphiques majoritairement, mais Jean-Baptiste Talbourdet, directeur artistique du M, le magazine du Monde dirait “qu’il faut être curieux surtout, se forger une culture très solide dans tous les domaines et bien sûr ceux de l’art, du design, de la mode…” 

Les places sont rares et quand on demande aux DA ce qui les a amenés dans la presse, presque tous répondent que leur entrée dans la profession est le fruit d’une série de bonnes rencontres, mais qu’à la base, il y a surtout une passion pour les médias : Je passe une fois par jour devant un Relay, c’est une maladie que j’ai depuis petit”, raconte Johan Chiaramonte, rédacteur en chef et DA de la revue de cinéma Rockyrama.

Le travail quotidien est plus ou moins rythmé selon la périodicité du titre, ou le degré de préparation à l’avance des sujets mis en avant. La partie la plus agréable consiste à définir la ligne visuelle du magazine, bien évidemment”, nous précise Jean-Baptiste Talbourdet, travaillant depuis la création du M, en 2011. Son quotidien, il le résume ainsi : Principalement, résoudre des problèmes, beaucoup de réunions, avec la rédaction en chef, la publicité, mes équipes, la direction…”

Pour le poste clé de directeur photo, là encore, pas de fiche de poste précise. Iconographe ou photographe de formation, c’est l’autre maillon important pour une couverture réussie, car c’est cette personne qui passe les commandes de reportages, et s’assure de la cohérence de la sélection d’images dans les pages du magazine.

“La couv’ est la vitrine du magazine. C’est comme la devanture d’un magasin. Il faut pouvoir donner au passant l’envie de rentrer dedans”

Donner une vision du monde

“La couv’ est la vitrine du magazine. C’est comme la devanture d’un magasin. Il faut pouvoir donner au passant l’envie de rentrer dedans. C’est une promesse. Je fais ce métier pour essayer de faire réagir, pour poser des questions, pour interpeller. Il faut des images fortes, il ne faut pas laisser les lecteurs indifférents, c’est la pire situation, lorsque vous laissez indifférent. Il vaut mieux être détesté”, résume Jean-Baptiste Talbourdet. 

L’histoire des couvertures de presse est ancienne, mais c’est après la Seconde Guerre mondiale que la photographie s’impose véritablement face à l’illustration. Les Trente Glorieuses, c’est l’âge d’or du magazine Life aux États-Unis et la naissance en France de Paris Match et de L’Express qui seront les premiers dans l’Hexagone à accorder la même importance à la photographie.

La photo à la une aujourd’hui, oui, mais pas n’importe comment. Chez Libération, c’est un art. On ne parle d’ailleurs pas d’iconographe, mais de “rédacteur·rice·s photo”, une nuance qui souligne l’importance du travail de recherche et d’augmentation du sens par l’image dans les pages du journal.

“Le gros mot, c’est illustrer. Une photo qui illustre est une photo ratée”

“On n’est pas là pour remplir des cases. Il faut que la photo raconte quelque chose de plus que ce qui est déjà écrit. C’est ce qui fait que Lionel [Charrier, directeur du service photo, ndlr] et son équipe sont journalistes, ils donnent un autre sens à l’actualité avec la photo”, explique Nicolas Valoteau, directeur artistique de Libération. “Le gros mot, c’est illustrer. Une photo qui illustre est une photo ratée”, complète donc son collègue Lionel Charrier.

À l’heure où la photo est justement partout, l’équipe d’America – revue éphémère de 16 numéros – a pris le contre-pied de cette idée et fait le choix du dessin pour ses couvertures :

Ça s’est naturellement imposé comme une évidence et ça a pris de plus en plus d’importance au fil des numéros. L’illustration permet de sortir des clichés sur l’Amérique, l’imagination des illustrateur·rice·s est sans fin, les styles sont multiples, et ça nous emmène souvent vers des univers surprenants, parfois poétiques, parfois engagés… C’est un formidable moyen d’expression”, raconte Sarah Kahn, DA de la revue.

Un choix qui n’est sans doute pas tout à fait étranger à une source d’inspiration très respectée par tou·te·s les DA interrogé·e·s : en matière de couvertures, le New Yorker suscite une admiration unanime. 

Le choix de la représentation picturale d’un sujet en couverture est en soi déjà un éclairage sur le traitement d’un article.Pour trouver la bonne idée, il faut une bonne compréhension du sujet. Ce qui implique aussi de bien connaître la culture au sens large de son public, bien connaître son lectorat, explorer les mots et leur sens. On rentre par l’image et il faut qu’elle dise tout sans ambiguïté”, nous fait remarquer Laurent Burte, directeur artistique de Society, qui jongle régulièrement entre photographie, montages et illustration.

Identité et créativité

Les lettres et les mots, justement, sont d’autres éléments forts d’une couverture. Parfois plus efficace que les images, la typographie suffit à faire son effet et marquer le propos d’un numéro. Une des couvertures les plus marquantes de Society avait pour titre “Marche ou crève” dans l’entre-deux-tour des élections présidentielles.

Chez le quinzomadaire, le travail de recherche typographique occupe une part importante, que ce soit pour la une ou les pages du magazine : Nous, à la différence de ce qui se fait dans la presse, on n’a pas de typographie à part l’entrée et la sortie du magazine. C’est le sujet qui va guider les choix”, explique Laurent Burte.

Cette fantaisie vient aussi d’un fonctionnement bien spécifique au titre, dont la direction artistique est en fait assurée avec deux autres personnes : La validation est très collégiale, je fais confiance à ceux avec qui je travaille.” La réalisation de la couverture peut donc être tour à tour confiée à l’un des trois, à la sensibilité de chacun : “Rien de marbré. Ça permet de surprendre.”

Le degré de fantaisie permis varie d’un média à l’autre : il n’y a pas de règles. Ou plutôt chacun invente les siennes. Côté America, on cultive une forme de sobriété : Je reste très attachée à respecter la charte graphique qui a été dessinée, c’est la base du graphisme pour garder une identité forte qui s’inscrit dans le temps. J’essaie en revanche de varier les typographies à l’intérieur du dossier central et de varier le plus possible les collaborations avec différent·e·s artistes”, raconte Sarah Kahn qui définit une bonne couverture comme “un subtil mélange entre un message percutant mêlé à une esthétique singulière”. 

À long terme, le défi est d’imposer une marque forte tout en variant les créations et les regards sur l’actualité. C’est à ce jeu d’équilibriste, cette capacité à faire évoluer un style que l’on peut sans doute reconnaître une bonne direction artistique : Je pense qu’un bon directeur artistique, c’est quelqu’un qui a une vision, qui réussit à s’imprégner de ses influences et arrive à les recracher à sa sauce”, résume Johan Chiaramonte de Rockyrama, qui cite dans ses influences des magazines des années 1970-80, américains et japonais, ou encore le magazine français Métal Hurlant. “On nous dit souvent qu’on a une pâte vintage mais qu’on n’espère pas passéiste.”

“Le visuel va être là pour accentuer un propos. C’est comme ça qu’on se retrouve avec des unes qui enfoncent des portes”

Plus facile de faire des variations quand on est un média relativement jeune qu’une institution de presse française. L’équipe de Libération travaille régulièrement avec ses archives, consulte le classeur des unes pour éviter de se répéter. Ce que je remarque par rapport aux autres quotidiens, c’est que, nous, on part quasiment tout le temps du visuel”, souligne Lionel Charrier, responsable du service photo. Ce n’est pas anodin, ailleurs dans la presse quotidienne, le titre prédomine. C’est un petit détail qui explique tout. Parce que finalement qu’est-ce qui se passe ? Le visuel va être là pour accentuer un propos. C’est comme ça qu’on se retrouve avec des unes qui enfoncent des portes.”

Choisir l’image qui corresponde à l’angle du sujet en couverture se fait avec les journalistes et rédacteur·rice·s en chef concerné·e·s. Pour le bon mot de la manchette, les propositions de chacun·e sont bienvenues, l’équipe de création travaillant au centre de la rédaction. La une, c’est vraiment le reflet d’un moment, d’une journée et des gens qui sont là. Préparer une une à l’avance ne sert à rien”, résume Lionel Charrier. Sauf exception pour des événements comme une élection présidentielle.

Le quotidien à la une : l’exception Libération

“C’est ce qui me plaît le plus je crois, cette virtuosité dans cette urgence-là, d’arriver à sortir des unes iconiques”, résume Lionel Charrier. Si la couverture est un exercice incontournable pour les magazines, dont la périodicité permet de prendre plus de recul sur l’actualité, le travail quotidien effectué par Libération force le respect.

Arrivés tous les deux en janvier 2015, Nicolas Valoteau et Lionel Charrier, qui forment un duo, travaillent à l’évolution d’un titre de presse riche d’un patrimoine éditorial et photographique. Au départ, le rythme est violent. On devrait faire environ 140 unes créatives par an, ce qu’on ne fait pas malheureusement”, avoue Valoteau.

“Ce qui est important pour moi, c’est que la culture de l’image, elle est partout dans le journal”

Les “marques de fabrique” du quotidien sont le portrait de “Der” (dernière page), la couverture et surtout la culture photo propre à Libé. Ce qui est important pour moi, c’est que la culture de l’image, elle est partout dans le journal. C’est-à-dire que le journaliste, quand il commence son reportage, il sait ce qu’on aime, ce dont on a besoin. Sur toute la chaîne, la photographie est présente. Ensuite, chacun a sa place mais on travaille vraiment ensemble”, souligne Lionel Charrier.

Selon lui, “le journal excelle dans la crise, dans l’urgence”, et l’actualité rattrape souvent les plans des équipes. Le chef du service photo avait pris ses fonctions depuis deux jours quand les attentats de Charlie Hebdo se sont produits, un moment marquant où toute la rédaction s’est réunie pour travailler sur un numéro hommage. On a la chance d’être assez réactifs, parce qu’on est en fusion”, explique Nicolas Valoteau. “Il peut y avoir des querelles mais tout le monde s’unit pour l’information.” 

Le soir des attentats du 13 novembre, l’équipe faisait la fête, jusqu’à ce que la nouvelle des premiers coups de feu vienne troubler l’ambiance. Et là, on refait tout le journal qui était parti pour l’imprimerie. Mais tout le monde s’est activé”, poursuit-il. Ironiquement, le duo sait bien que ce sont dans des moments historiques, les drames et les décès que les unes du journal sont les plus attendues et vont marquer. On peut d’ailleurs commander en format poster ces couvertures iconiques.

“Le soir je suis rentré chez moi, j’ai réalisé ce que j’avais fait et j’ai chialé pendant trois heures”

Mais comment conserver de la distance et de l’élégance quand on manipule des images hautement sensibles ? L’actualité brûlante est souvent dure et certaines unes sont plus difficiles que d’autres à regarder en face. Nicolas Valoteau raconte la complexité du métier avec cette anecdote révélatrice : le duo a fait le choix, avec la rédaction en chef, d’étaler une photo choquante en pleine page.

“J’ai à l’esprit la une qu’on nous a imposée de faire, celle des enfants d’Assad quand il y a eu des gazages. C’était la première fois qu’à ‘Libération’, on mettait un enfant mort, face visible. Pendant toute la journée, j’ai dû travailler avec cette photo et les remarques de tous les gens à ‘Libé’ qui étaient choqués. On voulait dire et montrer à tout le monde, aux Français, ce qui se passe. […]

Le soir je suis rentré chez moi, j’ai réalisé ce que j’avais fait et j’ai chialé pendant trois heures.” 

Tomber dans le sensationnalisme ne fait pas partie des craintes de l’équipe qui prête un soin particulier au traitement de sujets sensibles, mais sans autocensure. Nicolas Valoteau conclut : “On est plutôt dans le sentiment que dans le sensationnel.”

Première accroche vers la lecture d’un journal ou d’un magazine, la une est un manifeste éditorial à part entière renouvelé à chaque numéro. Tout comme l’écriture journalistique, le choix de l’image de couverture requiert des compétences spécifiques mais en définitive, ce que la qualité de ces images révèle, c’est l’émulation des talents réunis dans les équipes.