La photographie infrarouge, l’art de capturer l’invisible

La photographie infrarouge, l’art de capturer l’invisible

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© Richard Mosse

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Par Donnia Ghezlane-Lala

Publié le

Cette technique militaire ne cesse d'inspirer des photographes qui l'exploitent de manière purement esthétique.

Technique utilisée dans le domaine militaire durant la Première et la Seconde Guerre mondiale et dans le domaine de l’agriculture, la photographie infrarouge a la particularité de nous révéler un monde invisible. Ici, l’expression “voir la vie en rose” prend tout son sens, car l’infrarouge teinte la nature d’un rose féérique, en nous offrant une nouvelle perspective sur les choses que l’on voit et que l’on pense connaître.

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De besoins militaires et agricoles, l’infrarouge a vite conquis le monde de l’art pour des raisons évidentes et esthétiques. Les photographes actuels continuent d’ailleurs de s’emparer de cette esthétique, que ce soit en argentique, en numérique ou dans les retouches. On a retracé un petit historique de la photographie infrarouge en expliquant cette technique complexe et en interviewant des photographes qui nous confient les raisons pour lesquelles ils ont choisi cette technique, au détour de cinq projets qui appellent à la rêverie.

Donner à voir l’invisible

© Richard Mosse.

Alors que la photographie classique repose sur “l’exposition du visible”, la photographie infrarouge s’appuie sur la chaleur captée à travers un rayonnement infrarouge. Cette technique parvient à capter la lumière invisible à nos yeux. Nos yeux ne captent en réalité qu’une infime partie de la lumière dite “visible”. Les longueurs d’ondes plus longues que le rouge sont appelées les infrarouges. Il nous faut donc une sorte de décrypteur pour percevoir ces ondes invisibles.

En numérique, c’est le capteur photographique dédoublé d’un filtre infrarouge, qu’on ajoute sur l’objectif, qui permet d’obtenir cet effet. Le capteur retranscrit ces ondes en couleurs que nous pouvons voir tandis que le filtre permet de filter la lumière visible pour laisser place seulement à la lumière infrarouge. Pour cela, il faut retirer le miroir dans le boîtier qui bloque la lumière infrarouge, et également privilégier la longue exposition pour capter au mieux la lumière. En argentique, on utilise des pellicules infrarouges noir et blanc ou couleur qui disposent de trois couches sensibles, dont deux captent les lumières vertes et bleues, la troisième captant les infrarouges. On les utilise avec un filtre jaune, pour équilibrer le bleu et les autres couleurs.

Cela donne du noir (le ciel), du blanc (la nature) ou du rouge très foncé (pour les pellicules couleur). Ce sont de fausses couleurs qui ajoutent une dimension irréelle et onirique. Cet effet est appelé “l’effet Wood” en référence à Robert W. Wood, l’inventeur de l’écran filtrant (“filtre de Wood”) qui capte principalement les rayons ultraviolets.

Une technique militaire au service de l’art

Concernant l’histoire de cette technique, l’infrarouge a mis un certain temps à se développer. Les premières photos datent de 1910 et ont été publiées dans un article du journal de la Royal Photographic Society, écrit par Robert W. Wood. Certaines de ces photographies sont aujourd’hui conservées par Kodak qui a ensuite fabriqué de nouvelles émulsions pour le domaine de l’astronomie, en 1930 – année qui marque l’accessibilité de cette technique au grand public. De cette époque, on retrouve des scènes de films tournées à l’infrarouge, souvent de genre “nuit américaine”.

Durant la Première Guerre mondiale, des plaques et teintures sensibles aux infrarouges ont été produites pour optimiser la qualité des photos aériennes souvent peu nettes à cause de la brume et des nuages. En 1937, on comptait déjà 33 pellicules infrarouges différentes sur le marché, de cinq fabricants (dont Agfa, Kodak et Ilford). Elles étaient très utilisées durant la Seconde Guerre mondiale par les soldats car elles permettaient de “montrer l’invisible”, ce que l’œil humain ne peut pas percevoir, et les sources de chaleur à travers les rayons infrarouges. Les militaires pouvaient ainsi voir ce qui se cachait derrière les feuillages.

Les pochettes d’albums réalisées avec la technique de l’infrarouge.

Par la suite, la photographie infrarouge a connu un essor dans les années 1960, notamment sur les pochettes d’albums de Jimi Hendrix, Donovan, Frank Zappa et Grateful Dead. Cet effet concordait parfaitement avec l’avènement du hippie et des motifs psychédéliques de cette époque. En 1990, lorsque la photographie numérique apparaît, l’infrarouge se démocratise et conquiert le marché de l’art.

Cinq projets “infrarouges”

À travers des partis pris et des curiosités différents, les artistes en viennent à s’intéresser à cette technique. On entend souvent, de la bouche des photographes “infrarouges”, la volonté de donner de nouvelles couleurs à un lieu familier, dont ils connaissent tous les détails, dans le but de le redécouvrir, de révéler des choses qu’ils n’avaient pas vues et qu’ils pensaient connaître par cœur. Nous nous sommes arrêtés sur cinq séries infrarouges, afin de comprendre les choix et les symboliques que les artistes projettent dans de tels projets.

Richard Mosse

Largement acclamé pour ses photographies en pellicules infrarouges, le photographe Richard Mosse a réalisé des images de soldats et de paysages congolais où les collines, les montagnes et les champs sont roses. Il est aujourd’hui l’un des photographes les plus connus à pratiquer ce genre. Dans la vidéo ci-dessus, il explique que cette technique était utile, durant les guerres, pour repérer les ennemis camouflés derrière les feuillages car la pellicule teinte en rose tout le chlorophylle, c’est-à-dire les feuilles vertes.

En 2009, il achète sa première pellicule infrarouge pour avoir cet effet “bubble gum pink” puis il choisit de réaliser ses photos au Congo, un pays meurtri par les conflits et qu’il n’a jamais visité. Là-bas, il a dû mal à sortir son appareil car les militaires ne le laissaient pas. Au milieu de la violence et des armes, le Congo se retrouve magnifié par cette nouvelle teinte, qui donne une autre dimension au paysage : onirique et irréelle.

© Richard Mosse.

© Richard Mosse.

© Richard Mosse.

Paolo Pettigiani

À la fois photographe et graphiste, le jeune Italien Paolo Pettigiani aime contempler le monde d’un autre point de vue et à travers un œil différent. C’est avec un appareil numérique infrarouge, surmonté d’un filtre spécial sur l’objectif, qu’il a réalisé une série dédiée à la ville de New York, tout en rose :

“Comme tout photographe, je suis fasciné par New York et depuis que je suis arrivé ici, je suis tombé amoureux de Central Park, sa majestuosité et le contraste de la nature au milieu de gratte-ciel. Donc j’ai décidé de me lancer dans un nouveau projet personnel : souligner ce contraste à travers la photographie infrarouge pour inviter le spectateur dans un monde invisible.

J’ai choisi Central Park parce que je voulais capturer l’unique environnement de ce parc, c’est un peu comme une île paradisiaque dans la ville. Les gens y vont pour faire une pause dans leur routine citadine, pour s’asseoir dans un lieu pacifique. Toutes mes images ont été prises à Central Park car j’avais besoin d’un lieu naturel et massif pour ce type de photos, avec beaucoup de verdure. Les autres éléments comme le bitume, les briques et l’eau ne reflètent pas la lumière infrarouge donc ils conservent leurs couleurs.”

Son inspiration lui est venue de Turin, sa ville natale, où il a commencé à faire de la photographie infrarouge en capturant les paysages des environs. Sa première série expérimentale et artistique a été prise en hiver et met en relief le contraste entre la neige et la couleur de la nature : Ce que j’aime dans cette technique, c’est rendre visible l’invisible, montrer quelque chose de reconnaissable à travers un point de vue personnel et inattendu.”

© Paolo Pettigiani

© Paolo Pettigiani

© Paolo Pettigiani

Zakaria Wakrim

Zakaria Wakrim est un photographe marocain qui a débuté la photographie infrarouge à travers une étude de la perception, lors de ses études. Il étudiait alors le processus de la lumière et notre système visuel complexe. Il a été sensibilisé à la photo de manière classique, et donc au concept de couleur naturelle : Je pense que nos yeux nous limitent dans la perception des couleurs et de la lumière. La couleur naturelle n’existe pas en photographie. Si la photographie est l’art de capturer la lumière, jouons avec cela.”

Pour sa série Irology, il n’a rien retouché, il a utilisé un filtre infrarouge, et a simplement modulé la couleur rose en l’accentuant un peu plus. Il a capturé de magnifiques paysages du Haut Atlas, de l’Andalousie au désert du Sahara. Selon lui, l’infrarouge “est une bonne technique pour attiser l’attention des gens dans des choses qu’on ne voit pas dans notre monde. Ce n’est pas forcément qu’esthétique, même si c’est souvent utilisé de cette manière”.

Si Irology est sa première série dans ce genre, elle est loin d’être la dernière. Il a continué à nourrir sa curiosité de l’infrarouge à travers sa série Solipsism et Annexes, “qui crée un impact visuel fort pour montrer comment le monde urbain est en train de dévorer le monde rural de mon pays [le Maroc]”. 

© Zakaria Wakrim

© Zakaria Wakrim

© Zakaria Wakrim

Francesco et Andrea Padovani

Francesco et Andrea Padovani sont deux graphistes italiens très curieux. L’été dernier, ils ont réalisé une série de photos infrarouges près de Val di Fassa, dans les Dolomites italiennes où ils ont l’habitude de séjourner durant leurs vacances. Contrairement aux images de Zakaria Wakrim et Paolo Pettigiani, cette série a été faite à l’argentique avec deux appareils photo différents, un Canon AE1 et un Olympus Om2n, et deux pellicules infrarouges (Aerochrome). Ils nous expliquent comment ils ont eu envie de tester l’infrarouge :

“Ce projet était initialement un jeu, une expérimentation. On connaît bien ces montagnes car on a souvent été en vacances d’hiver là-bas, pour faire du snowboard. Et cet été, on a décidé de contempler ces endroits familiers différemment. Avant cet été, on ne savait pas grand chose sur cette technique et on avait découvert la pellicule infrarouge il n’y a pas si longtemps. On a vu des résultats incroyables de photographes talentueux. Et cela nous semblait être la technique naturelle pour représenter une perspective inattendue.

Mais on a aussi découvert que la production de ce film n’allait bientôt plus être d’actualité, donc on a dû se dépêcher avant que cela ne disparaisse. On a acheté trois pellicules et on a lu un maximum de choses sur le sujet. On a compris que cette pellicule était assez complexe et on a pas mal pu exploiter la chose. Une fois les photos développées, on a eu de superbes images qu’on a décidé de poster sur Behance.”

Durant leur shooting, ils étaient très incertains du résultat final donc ils ont voulu expérimenter la technique avec plusieurs filtres, des lumières variées, et à différents moments de la journée. Quand on leur demande s’ils voient une symbolique à ce projet et à la couleur, ils nous répondent : “On doit avouer que ce projet n’était pas inspiré par une approche conceptuelle très forte, et on n’a pas mis une grande symbolique derrière la couleur rose. On voulait simplement voir ces paysages familiers sous une différente lumière. Le rose rajoute un peu de romance aux images.”

© Francesco et Andrea Padovani.

© Francesco et Andrea Padovani.

© Francesco et Andrea Padovani.

Milán Rácmolnár

Pour son projet d’infrarouge, le photographe hongrois Milán Rácmolnár a converti et bidouillé son Nikon D3200 en appareil photo à large spectre (pouvant capter les rayons infrarouges). Il a donc pu prendre ses photos au numérique, sans postproduction. Comme Francesco et Andrea Padovani, Milán Rácmolnár a jeté son dévolu sur l’Italie, pas pour ses beaux massifs, mais pour sa ville mythique, Rome :

“Ma volonté était de faire des photos d’une ville que tout le monde connaît, mais de changer l’approche visuelle de cette ville. Rome est représentée partout dans le monde. Tout le monde peut reconnaître cette ville sans l’avoir même visitée. Donc j’ai choisi une teinte qui nous la montre différemment. Dans mon travail, j’aime m’emparer des sujets de la vie quotidienne pour les transformer visuellement de manière à ce que le spectateur regarde deux fois et revoit sa conception. Je trouve que cela ajoute une certaine féérie à une image.”

Il nous confie également que son inspiration venait des photographes spécialisés dans l’infrarouge qui ne capturent que des paysages. À contre-courant, Milán Rácmolnár a voulu changer de domaine et photographier une ville. Il y a trois ans, il a réalisé une série intitulée Invisible Light à travers laquelle il a capturé le corps humain avec la technique de l’infrarouge, pour proposer une nouvelle perspective : “Je voulais opposer l’image du corps humain avec notre manière de le voir et de nous identifier. Je pense qu’il est toujours bien de changer de perspective, surtout les mentalités et la technologie.”

Au cours de l’interview, il souligne également que “l’infrarouge n’est pas utilisé seulement dans un but militaire mais aussi par des agriculteurs”. Quand on lui parle de la couleur rose, il nous confie : “Je n’ai pas choisi la couleur rose, c’est le rose qui m’a choisi.”

© Milán Rácmolnár

© Milán Rácmolnár

© Milán Rácmolnár