Rencontre : la scène voguing parisienne en effervescence sous le regard de Teresa Suárez

Rencontre : la scène voguing parisienne en effervescence sous le regard de Teresa Suárez

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© Teresa Suárez

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Par shoareau

Publié le

La photographe espagnole, passionnée par le milieu queer, a immortalisé les ballrooms de la capitale.

Raconter des histoires avec des photographies. Le projet peut sembler naïf mais c’est pourtant la première évidence qui émane du travail de Teresa Suárez, jeune photographe espagnole résidant actuellement à Paris. Éprise de thématiques telles que l’activisme féminin ou le milieu queer, elle parcourt les rues et les pays en quête de rencontres. Teresa questionne le militantisme à travers des projets protéiformes, dont Kiki, fruit de nombreuses nuits passées à immortaliser un univers démocratisé par la pop culture.

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Du petit écran (Pose, la série de Ryan Murphy) au grand (Climax de Gaspar Noé ou encore le récent Port Authority de Danielle Lessovitz), sans oublier la scène artistique musicale (l’ascension de Kiddy Smile), l’univers du ballroom – et plus particulièrement celui du voguing jouit désormais d’une visibilité qui lui fut longtemps dérobée, voire refusée. Au point que sa démocratisation tend à induire une appropriation que certain·e·s jugent problématique… Représenter un univers tout en résistance, telle est alors la démarche de Suárez.

© Teresa Suárez

Cheese | Bonjour Teresa, peux-tu nous raconter ta découverte de la scène ballroom ?

Teresa | J’ai découvert l’univers du ballroom alors que j’étudiais encore en Espagne. Certains de mes amis s’étaient plongés dans les études de genre et Paris Is Burning était une référence souvent citée. En 2014, je débarque à Paris pour poursuivre mes études. L’un de mes projets portait sur l’intersectionnalité. J’ai donc décidé d’explorer la scène locale du ballroom. Le plus dur a été de trouver des soirées. Ce sont des rendez-vous qui sont encore très confidentiels – et c’est très bien qu’ils le restent d’ailleurs.

Dans un premier temps, je me suis contentée d’observer. Il faut savoir que comme toute communauté, le ballroom est un monde codifié et hiérarchisé. En tant que jeune photographe, je ne pouvais pas mitrailler les personnes “à la sauvage”. Il a fallu prendre le temps d’observer les codes, de les intégrer, de savoir ce que je pouvais et ne pouvais pas faire. Il faut aussi discuter et gagner la confiance des personnes. Sans ça, le projet photographique n’a aucun sens. Petit à petit, j’ai créé des liens et je suis parvenue à réaliser mes premiers clichés en 2017.

© Teresa Suárez

Avec tes photos, tu sembles accorder une grande importance au travail de mémoire. En quoi Kiki est un projet engagé ?

Le ballroom est indéniablement politique et engagé. Avec l’émergence du voguing, qui n’est finalement qu’un aspect artistique, les personnes ont tendance à oublier l’histoire. Le succès de certaines séries, mais aussi cette manière qu’on a de tout filmer ou photographier, font qu’on ne retient que le côté festif. Mais le mouvement a un poids historique bien plus signifiant. Dans les années 1980 à 1990, les balls constituaient un espace de sociabilité et un refuge pour les communautés LGBTQ+ latino et afro-américaines vivant à New York. Et pour de nombreux membres de la communauté LGBTQ+, c’est encore le cas aujourd’hui.

C’est important d’effectuer ce travail de mémoire et de comprendre ce qui était – et ce qui est toujours – hors des normes. Ces dernières années, les Occidentaux blancs se sont aussi emparés du phénomène. L’appréhension de la danse et la compréhension de la culture s’en retrouvent quelque peu bouleversées. Il ne faut pas omettre ce qu’implique cette évolution. Si la démocratisation a du bon, il faut toujours garder en tête les origines d’un mouvement, quel qu’il soit. Et ces origines sont à la fois raciales et sexuelles.

Peux-tu nous en dire plus sur le type de soirées que tu as immortalisées ?

J’ai surtout photographié des “kiki”. Dans le paysage pluriel du ballroom, les “kiki” se distinguent par leur esprit plus familial et accessible. Ils permettent surtout aux jeunes, qui n’ont pas forcément d’expérience ou qui n’appartiennent pas encore à une maison (“house”) précise, de s’exprimer.

Quelle a été ton approche pour ce travail ?

J’ai lu beaucoup d’articles journalistiques et universitaires, et j’ai regardé de nombreux documentaires européens comme américains. À partir de cette base théorique, je voulais apporter mon propre regard. Lorsque je photographie les artistes et les danseur·se·s, j’aime jouer avec les contrastes, notamment avec le noir et blanc. Ce qui est un défi en soi, car l’éclairage dans les balls est souvent très sombre.

Les corps m’intéressent plus que les visages. Et c’est un bon compromis pour certaines personnes qui n’ont pas forcément envie d’être “mises à nu”, souvent par pudeur. Il ne faudrait pas outer quelqu’un à son insu. C’est pour ça qu’il est important de se familiariser d’abord avec les participant·e·s et de respecter les codes de chaque espace.

As-tu d’autres projets en rapport avec le ballroom ?

J’aimerais beaucoup réaliser un projet de portraits au long cours. Au fil des années, j’ai rassemblé des contacts et des pistes qui me donnent envie d’approfondir la réflexion consacrée à la place qu’occupe le voguing aujourd’hui culturellement, socialement mais aussi politiquement. C’est un projet qui me prendra certainement du temps. Mais je ne tiens pas à précipiter les choses de toute façon.

La condition de photographe femme est-elle plus délicate que celle d’un homme ?

Ce n’est pas évident de s’imposer en tant que photographe femme. Mais si le milieu reste très masculin, les choses tendent à évoluer progressivement. Par exemple, pour les sujets LGBTQ+, il y a une forte présence de professionnelles. Je pense notamment au travail de Marie Rouge. Sur les manifestations, les hommes sont en revanche bien plus nombreux.

En termes de reconnaissance, c’est plus problématique. Il n’y a qu’à regarder les prix, qui récompensent essentiellement les hommes. Mais grâce aux mouvements et initiatives féministes actuels, nous arrivons à un moment exaltant pour la profession. Les consciences s’éveillent et la photographie s’ouvre à de nouveaux regards et à de nouvelles écritures.

As-tu des influences ou des inspirations précises ?

Je m’inspire de tout en photographie, quel que soit mon sujet. Les perspectives sont tellement riches que je n’ai pas envie de me limiter à un thème précis. La photographie documentaire me passionne autant que la photographie de mode. Il y a bien sûr des figures que j’admire comme Nan Goldin, Sally Mann ou encore Cristina García Rodero.

Mais l’important pour moi est de surtout sortir de ma zone de confort tout en restant honnête et intègre vis-à-vis de mon projet. En 2017, j’ai eu l’occasion de travailler sur la situation des femmes en Ukraine et plus précisément sur leurs rapports avec la guerre [le projet Моя країна – Moja Kraina, ndlr].

Pour cela, je me suis beaucoup documentée sur le sujet et j’ai notamment voulu apprendre la langue pour pouvoir approcher les personnes. C’est un moment délicat où, en tant que photographe, tu te dois de savoir ce que tu vas apporter au sujet. Il ne s’agit pas seulement de prendre des photos ou de donner la parole aux personnes. D’ailleurs, je déteste cette expression, “donner la parole aux autres”. C’est comme se donner un rôle bienfaiteur. Je trouve que c’est prétentieux. Dans mon travail, je préfère servir de moyen de transmission, être un intermédiaire, pour que les discours des gens que je rencontre lors de mes reportages aillent plus loin, en étant diffusés dans les médias, dans des expositions, etc.

Vous pouvez retrouver le travail de Teresa Suárez sur son site et son compte Instagram. La photographe a également participé au septième numéro de la revue FemmesPHOTOgraphes. Dans ce nouveau volet, il est question du rôle des images face aux enjeux politiques et humains qu’impliquent les notions de pouvoir et de résistance.