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Ambroise Tézenas, photographe du tourisme macabre

Ambroise Tézenas, photographe du tourisme macabre

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Par Arthur Cios

Publié le

Le photographe français Ambroise Tézenas a signé une série sur ce qu’il appelle le tourisme macabre, comprendre l’exploitation touristique des lieux des catastrophes. Actuellement exposé à Arles, il commente pour Konbini cinq photos de sa série.
Depuis quelques années, des agences de voyages proposent des activités un poil morbides : visiter des endroits marqués par une tragédie. Une sorte de tourisme mémoriel, en un peu plus sordide et où l’aspect de recueillement est franchement moins visible. L’activité, s’adressant à ces touristes à la recherche d’un sensationnalisme de plus en plus poussé, est proposée de manière officielle par des tours opérateurs.
Ambroise Tézenas, quant à lui, est un photographe et photojournaliste reconnu (il a notamment travaillé avec le New Yorker et le New York Times). Cet été, sa série “I was here, tourisme de la désolation” est exposé aux Rencontres d’Arles jusqu’au 20 septembre. Pour cette dernière, il a voyagé pendant cinq ans à la recherche de ces visites macabres :

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L’origine de cette série remonte à 2008. Je suis tombé à l’époque sur un article qui parlait d’un lieu précis au Sri Lanka où le 26 décembre 2004, le Tsunami avait emporté le train qui longeait la côte de Colombo au sud de l’île, causant la mort de 2 000 personnes. L’article expliquait que le train avait été maintenant remis en état, qu’il y avait une première remise en service pour se souvenir, et que surtout, depuis le Tsunami, le lieu était devenu un lieu de visite.
Or, en décembre 2004, j’étais au Sri Lanka. Je me suis donc retrouvé témoin de ce drame. J’ai passé une semaine à cet endroit précis, j’ai vu les rescapés pleurant leurs disparus, les cadavres éparpillés. J’ai photographié, un tee-shirt noué sur le visage pour attenuer l’odeur de mort. Bref j’avais une idée assez nette de la catastrophe. Et le fait de lire que le lieu était devenu un lieu de visite (un lieu de pèlerinage pour certains, un lieu de fascination morbide pour d’autres), m’a questionné.

D’Oradour-sur-Glane à Auschwitz en passant par Tchernobyl, le français a sillonné ces sites afin d’immortaliser l’ambiance de la chose. À l’occasion de son exposition, il nous commente cinq clichés de son choix.

Sur les traces de l’assassinat de JFK à Dallas – États-Unis

Une route, au fond un gazon très bien tondu, un plot orange, une croix sur le sol. Cette photographie très frontale montre le lieu où le président Kennedy s’est fait assassiner, à Dealey Plaza. Une route sur laquelle passe encore les voitures aujourd’hui. Sur cette route, plusieurs croix marquent les lieux exacts des impacts de balles qui ont atteint le président. Celle-là étant celle où Kennedy a reçu la balle qui l’a atteint mortellement, à l’arrière de la tête.
Je l’ai photographié en suivant un tour intitulé “sur les traces de l’assassinat du président Kennedy”. Le tour retrace la journée du drame et évoque les théories du complot avec, suivant les différents tours opérateurs, une lecture parfois assez différente de l’histoire.
Sur cette photo, il y a eu juste ces deux signes, sans aucun touriste, ce qui est plutôt rare. En effet, c’est un lieu où ils viennent et se positionnent sur la croix, évitant les voitures qui circulent, puisque de la croix, vous pouvez voir la fenêtre du Sixth Floor Museum, d’où aurait tiré Oswald, l’assassin présumé.
Ce tour vous emmène d’un lieu à un autre et suit la journée du président, mais suit aussi la vie d’Oswald, c’est-à-dire les lieux où il habitait précédemment dans la banlieue de Dallas jusqu’au lieu où il s’est fait arrêté près du cinéma, et en passant par l’endroit où Oswald s’est fait tuer par Jack Ruby, dans un parking pas très loin du Dealey Plaza.

La prison de Karosta – Lettonie

Il était important pour moi de photographier des lieux différents, géographiquement, pour montrer que ce phénomène est mondial. Important aussi d’en montrer la variété, car entre un tourisme de la mémoire respectueux et les dérives du tourisme macabre, l’offre est diverse.
Ici, nous sommes en Lettonie, au bord de la mer Baltique, plus précisément dans l’ancienne prison militaire de Karosta. Dans cette photographie, on voit trois jeunes qui sont en réalité des jeunes lituaniens en visite, emmenés par leurs professeurs, donc en groupe. Ils venaient pour explorer le pays, et durant leur voyage, ils se retrouvaient à un moment à Karosta.
Karosta est une ancienne prison militaire, accessible à la visite d’une part et où il est proposé des spectacles interactifs d’autre part, avec notamment la possibilité d’y être enfermé pendant une nuit en y étant traité comme un prisonnier. On est ici clairement dans les dérives, où, sous couvert de comprendre un peu mieux ce qui s’y est passé, sous couvert de comprendre mieux une vérité historique, l’offre est clairement absurde.
Là, dans cette photo, on est vraiment en plein cœur de la nuit. Les élèves par groupe de trois ont été enfermés dans des cellules, puis réveillés au milieu de la nuit à grand coups de bottes dans la porte, pour être emmenés dans d’autres pièces afin d’y être interrogés. Bref, pour rester dans cette espèce d’ambiance très oppressante et qu’ils veulent faire croire ludique. Dans ce groupe que j’ai suivi le temps d’une nuit, trois d’entre eux sont tombés dans les pommes, d’angoisse.

Visitez Tchernobyl et la ville abandonnée de Pripyat – Ukraine

Quand j’ai commencé mon travail sur le tourisme macabre, je suis tombé assez vite sur Tchernobyl, et sur le fait qu’à Kiev, des dizaines de tours opérateurs proposaient d’aller visiter la zone d’exclusion. Sur la photo, on voit une salle de classe abandonnée. Elle se situe à Pripyat, dans la ville voisine de la centrale, la ville où résidait la plupart des habitants qui y travaillaient là-bas. La ville a été vidée de ces habitants en 1986 suite à l’explosion.
C’est, pour moi, le début de ce travail, et le début d’une façon de faire aussi, d’un protocole que je me suis fixé et qu’après j’ai tenu sur tous les autres lieux. C’est-à-dire de m’intéresser à ce sujet, à cet intérêt croissant pour les lieux de drame, mais en partant des tours opérateurs, en partant de l’offre proposée, en réservant un tour via une agence de voyage, de payer mes tours et de passer sur place le même temps que passent les touristes. Je me suis imposé aussi de ne photographier que ce qui est accessible aux visiteurs.

Circuit sur les ruines du tremblement de terre du Sichuan – Chine

Je ne photographiais donc que ce que les touristes pouvaient voir. Et puis, j’ai voulu éviter au maximum le risque de me retrouver trop longtemps dans les endroits pour finalement être plus dans l’essai photographique. J’aimais être dans cette immédiateté, dans l’urgence de photographier quand en tant que visiteur on ne fait que traverser le paysage. De toute façon, je travaille en argentique, avec une chambre grand format, donc je m’impose une lenteur, une manière de travailler qui m’empêche de travailler dans l’ instant. Je dois photographier le paysage en m’installant et en prenant le temps de faire ma photo.
En Chine, après le tremblement de terre de Sichuan, un tour était organisé par une agence de voyage officielle, China Travel Service. Le marché de l’industrie touristique était évidemment contrôlé par le gouvernement. Le tour était intéressant parce que l’idée était qu’avant le tremblement de terre, beaucoup de touristes y passaient et finalement, avec la catastrophe, l’industrie touristique dans la région s’est effondrée. Avec ce tour, on revient sur un certain nombre de lieux qui ont été détruits, et d’autres qui ont été laissés en l’état.
Sur cette photographie, on observe une école effondrée et devant, un groupe qui se fait photographier. Dans tous ces lieux et donc notamment en Chine, le côté culturel du pays en ressortait très fortement. Dans le livre que j’ai édité chez Actes Sud (Tourisme de la désolation) et dans l’exposition d’Arles, chaque légende n’est pas explicative mais issue de brochures des sites touristiques. J’ai voulu rester dans ce constat documentaire, en ne réutilisant que les légendes qui m’ont été donnés par les tours opérateurs, ce qui est intéressant parce qu’on se rend compte souvent de la pauvreté de l’information que l’on peut recueillir sur place.

Le Musée de la résistance de Mleeta – Liban

Sur cette photo, on voit une cuisine. Cette cuisine, je l’ai photographiée dans des tunnels utilisés par les combattants du Hezbollah au Liban jusque dans les années 2000. C’est un lieu qui est devenu visitable récemment. Au fur et à mesure de mes recherches, il y avait des lieux évidents, des lieux qui font partie de l’inconscient collectif comme étant des faits marquants de l’Histoire contemporaine, et puis d’autres lieux que j’ai trouvé au fil de mes recherches.
Un de ces derniers, le site de Mleeta, au sud du Liban, est géré par le Hezbollah. Le Hezbollah, armée secrète par excellence, est à l’initiative de ce premier exemple de tourisme djihadiste, c’est-à-dire d’offrir la possibilité pour un visiteur de se retrouver à des endroits où ont vécu et combattu des soldats.
Il y a différentes choses à visiter sur ce site : il y a des mises en scène, évidemment, très liées à une propagande anti-israélienne, où ils ont repris certains nombres d’armes pris à l’ennemi qu’ils ont mis en scène pour faire passer leur message ; puis il y a ces tunnels, bien réels, qui ont vraiment été utilisés par les combattants dans les années passées, où vous voyez des salles de repos, le cintre de commandement, la cuisine des combattants, etc..
C’était intéressant parce que sur ces lieux, encore une fois, le discours politique est très présent. La propagande n’est jamais très loin et pas seulement à Mleeta. Une nation célèbre rarement les crimes qu’elle a commis.

Vous pouvez acheter son livre Tourisme de la désolation en français ici, ou I was here, en anglais, ici. Vous avez jusqu’au 20 septembre pour voir son exposition aux Rencontres d’Arles.