Rencontre : dans le monde méditatif, sombre et mélancolique de Stefano Gardel

Rencontre : dans le monde méditatif, sombre et mélancolique de Stefano Gardel

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Par Katia Prokhorenko

Publié le

À la fois chiropracteur et photographe, l’italien Stefano Gardel propose dans son travail un univers contemplatif et mélancolique. Rencontre avec un philosophe des temps modernes, qui brouille les frontières entre le réel et l’extraordinaire.

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Paysages lunaires, décors brumeux et urbex saturnien, Stefano Gardel, photographe depuis plus de dix ans, nous dévoile un monde sombre et compliqué, comme les raisons qui l’ont poussé à se tourner vers la photo. Stefano laisse les idées prendre forme dans son esprit, avant de s’effacer devant la réalité pour faire parler l’instant, apprivoiser le présent et tenter de le capturer sous son objectif mélancolique.

Basé entre l’Italie, la Suisse et la Californie, les trois endroits qui ont bercé sa vie et son art, Stefano Gardel se définit comme un “témoin” et non comme un “juge”. Il nous a parlé de néons, de philosophie, de sable fin, de son processus de création et de l’émerveillement des premiers clichés qu’il considère un peu comme des premiers baisers.

Cheese | Bonjour Stefano, parle-moi un peu de toi. D’où viens-tu, est-ce que la photo est ton travail à plein temps ? Qu’est-ce qui t’a donné envie de prendre des photos ?

Stefano Gardel | Je suis né à Milan, en Italie. Quand j’avais 2 ans, mes parents ont déménagé à Lugano, en Suisse, où j’ai grandi. À 19 ans, je suis parti à San Francisco pour faire des études de chiropractie. J’y ai vécu et y ai exercé mon métier jusqu’à mes 27 ans. Je planifiais d’y rester plus longtemps, mais j’ai eu des soucis de visa, et j’ai été contraint de quitter les États-Unis précipitamment. Ça a été un réel choc de laisser ma vie contre ma volonté, mais finalement je ne l’ai jamais regretté. Parfois la vie décide à votre place, et je crois qu’apprendre à lui faire confiance et se laisser porter est essentiel pour que de nouvelles opportunités surviennent. Et parfois, ce qui arrive ensuite est bien mieux que ce qui était prévu au départ…

En parlant de ça, la raison qui m’a donné envie de prendre des photos, c’était plus une nécessité qu’un souhait. J’ai commencé la photo il y a un peu plus d’un an, début 2016. Je traversais une période difficile, avec des problèmes de santé qui m’ont forcé à changer radicalement la façon dont je me nourrissais. Je suis devenu très limité dans ce que je pouvais manger ou boire. Je suis célibataire, j’aimais sortir ici et là, boire des coups… Je ne pouvais plus faire ces choses-là.

Ma vie sociale est devenue vide très rapidement ; plus de restaurants ni de dîners entre amis, plus d’alcool. Je me retrouvais à la maison après le travail, m’ennuyant à mort, devenant dépressif. Un jour que je fixais mes murs blancs, je me suis dit : “Pourquoi ne pas prendre quelques photos, à accrocher à ces murs ?” J’ai pensé que ça pourrait m’occuper les week-ends. J’ai donc acheté un appareil professionnel et j’ai commencé à voyager… Ensuite, vraiment vite, des coïncidences se sont produites, et désormais j’expose et vends mon travail dans des galeries d’art à Milan et Sydney. Cependant, j’ai conservé mon travail de chiropracteur.

As-tu appris la photographie ou es-tu un autodidacte ?

Quand j’avais 25 ans, à la fin de mes études, j’ai pris un cours d’un week-end pour apprendre à utiliser un appareil reflex. Pendant cet été-là, j’ai vraiment été pris par le truc et je me suis beaucoup amusé à faire des expériences, avec mes amis et de longues expositions. On a brûlé des cartons de bière la nuit, utilisé les flashs de nos téléphones pour dessiner des formes dans les airs… Je me souviens à quel point on était émerveillés par les effets produits. C’était quelque chose qu’on n’avait jamais vu avant.

J’avais toujours mon appareil photo sur moi, et j’aimais faire des expériences avec les réglages plus que de créer de belles compositions. À la fin de l’été, j’ai été employé à plein-temps comme chiropracteur et j’ai simplement oublié la photo pendant près de dix ans.

Comment définirais-tu ton style ?

Méditatif. Quand je fais de la street photography ou que je capture des paysages, j’ai toujours mes écouteurs et j’écoute mes sons préférés : ce sont souvent des beats électroniques ou de la musique d’ambiance assez sombre. Je m’immerge complètement dans l’instant et, à travers la musique que j’écoute, l’environnement autour de moi se synchronise. Je regarde alors simplement autour de moi et me laisse guider.

Je disparais en quelque sorte de la scène et tout ne devient que témoignage et non-jugement… Je témoigne des gens, des situations, de la nature, des sentiments et des pensées. Tout défile et, parfois, le moment est si intense que la magie se produit. Je peux passer une heure sans bouger au coin d’une rue ou bien me déplacer pendant des heures, mais, à chaque fois, c’est le même sentiment que je ressens.

Quel appareil photo utilises-tu, et avec quel objectif ?

J’ai un Sony Alpha 7 R II avec des objectifs Zeiss. J’utilise surtout les focales 18, 24 et 35 mm. Si je bouge pas mal sur une scène, je vais utiliser un zoom 24-70 mm.

J’ai été particulièrement attirée par ta série Neon Desert. Elle semble irréelle, presque extraterrestre, très mélancolique et poétique à la fois. Peux-tu m’expliquer ce que tu as voulu montrer ?

Je ne sais jamais vraiment ce qu’une série représente, le message nous dépasse et va au-delà de l’intellectualisation. Je suis toujours en recherche de ce sentiment qui suspend les choses dans le temps et les rend plus symboliques, ce qui ne peut fonctionner qu’à un certain niveau du subconscient. Je suis attiré par les choses incomplètes, abstraites, qui vous préoccupent. Les choses très bien définies peuvent être belles, mais aussi rasantes : une fois qu’elles sont comprises, elles deviennent très vite insipides.

Au contraire, le mystérieux est un processus “en cours”, car l’esprit n’arrive pas à bien le définir. Cette série me donne une impression surréaliste, où les éléments basiques comme le sable semblent être d’autres matériaux et rendent compte d’un concept familier : l’inconnu. C’est comme essayer de vous faire accepter quelque chose qui est complètement hors de ce monde.

Quelles sont tes inspirations ?

Au cours de l’année dernière j’ai acheté quelques bouquins de photo, d’artistes dont je n’avais jamais entendu parler, mais très connus de tous ceux qui s’intéressent à la photographie. Je creuse pas mal Gregory Crewdson, Robert Frank, Todd Hido et William Eggleston. J’ai également toujours été un gros fan de David Lynch. Sinon, la plupart de mes inspirations viennent de la musique… J’écoute de tout, mais je reviens toujours à l’électro expérimentale. C’est quelque chose qui apporte de l’espace et laisse mon esprit se perdre.

Tu préfères photographier les gens ou des paysages ?

Ça n’a pas vraiment d’importance. Je ne sais jamais quoi prendre en photo, jusqu’à ce que quelque chose m’inspire. Je peux avoir de longues périodes où rien ne me vient, et puis, soudain, je sais exactement ce que je veux, comment je le veux et comment je vais le modifier. Ce n’est pas un choix entre une chose et une autre, c’est plutôt une affaire de tout ou rien.

Comment te viennent ces idées, justement ? Tu penses ta série en amont ou alors tu décides de photographier un lieu quand tu le découvres ?

Le plus souvent, j’ai l’idée, puis je me rends à cet endroit et j’essaie de le capturer comme je l’ai imaginé. À ce stade, la façon de photographier est dépendante du moment : soit ça se passe comme je l’ai envisagé, soit ça donne quelque chose de totalement différent, inspiré du moment.

Tout ton travail est très mystérieux, brumeux, presque triste et sombre. C’est l’effet recherché ?

Oui ! J’essaie de m’immerger totalement dans l’instant et d’être simplement spectateur. Rapidement, je commence à percevoir qu’il y a beaucoup plus à voir qu’au premier abord, comme si ce que je voyais était un symbole orchestré par quelque chose de plus grand, mystérieux et magique. Je pense que la tristesse vient du fait qu’on peut avoir seulement un aperçu de cette magie, et, naturellement, on désire en savoir plus.

Quelles difficultés as-tu rencontrées pendant tes shootings ?

Il y a eu une fois où je suis allé photographier une centrale à charbon désaffectée en Belgique. L’endroit était hors limites, j’ai dû sauter par-dessus des barbelés pour y accéder, et j’ai fait un trou énorme dans la semelle de ma chaussure. Une fois dans cette centrale immense, je pouvais entendre des bruits métalliques venant de quelque part. Après avoir shooté un peu, je me suis dirigé vers la source du bruit : des couches de matériaux tombaient du plafond et s’accumulaient sur le sol ! L’endroit s’effondrait littéralement et j’étais dedans !

Qu’est-ce qu’une “bonne photo” selon toi ?

Ça doit être quelque chose qui me fait me questionner, quelque chose que je ne comprends pas entièrement. Le plus souvent, je n’aime pas ma photo à 100 % au début, puis cela prend forme en moi.

Peux-tu nous parler de ton projet 59th Attempt ?

Quand je sors pour le week-end, je peux prendre 1 000 photos, je peux faire 20 poses de la même composition, seulement en changeant l’angle de quelques millimètres sur la droite, sur la gauche et en jouant avec les différentes expositions… Et quand je regarde tout ça en postproduction, à chaque 59e photo, je trouve celle que je recherchais !

Quel sera ton prochain projet ?

Je réponds à cette interview depuis Fribourg, en Allemagne. J’y photographie la Forêt-Noire. J’espérais shooter la forêt par mauvais temps, c’est ce que la météo annonçait. Malheureusement, le temps est super ! Un magnifique ciel bleu et un soleil glorieux… Voyons si l’inspiration me vient !