Rencontre : Sarah Seené, la photographe qui met en lumière les personnes malvoyantes

Rencontre : Sarah Seené, la photographe qui met en lumière les personnes malvoyantes

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Par Lisa Miquet

Publié le

À travers un projet plurimédia, Sarah Seené brise les stigmates sur la déficience visuelle.

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La “fovea”, telle qu’elle est définie par le Larousse en 2018, est ”la zone située dans le prolongement de l’axe visuel de l’œil où la vision des détails est la plus précise.” C’est ce terme qu’a choisi d’utiliser la photographe québécoise Sarah Seené pour intituler son travail photographique documentaire qui met en lumière la déficience visuelle chez les adolescent·e·s et les jeunes adultes au Québec.

Un travail au long court durant lequel la photographe a passé du temps avec ces jeunes, souvent isolé·e·s et stigmatisé·e·s. Le but de sa série est de briser les idées reçues sur le handicap visuel à travers une œuvre poétique. Pour rendre son travail accessible à tou·te·s, la photographe a choisi de réaliser une œuvre pluridisciplinaire qui mêle photographie noir et blanc, Polaroid, textes en braille et documentaires sonores.

Avec justesse, Fovea questionne l’existence et le sens de la photographie alors même qu’elle ne peut pas être vue par les personnes photographiées. Nous avons donc échangé avec l’artiste pour mieux comprendre son projet.

Cheese | Qu’est-ce qui t’a donné envie de t’intéresser aux personnes malvoyantes ?

Sarah Seené | Tout d’abord, je me suis souvent questionnée sur ce que peut être la vie des personnes auxquelles il manque l’un des cinq sens. En tant que photographe, la vue m’apparaît comme un élément essentiel. Des personnages fictifs m’ont profondément bouleversée durant ma jeunesse, comme dans le film Dancer in the Dark de Lars von Trier : Selma qui devient aveugle et donne sa vie pour que son fils puisse se faire opérer afin d’éviter le même destin.

Puis mon projet Fovea est né en 2017, d’un coup de foudre pour un groupe d’adolescent·e·s atteint·e·s de déficience visuelle que j’ai rencontré dans le cadre d’un contrat photo. Je devais documenter en images une réunion organisée par Vision Carrières, une association montréalaise qui aide ces adolescent·e·s à explorer un milieu professionnel pouvant les intéresser malgré leur handicap visuel. Durant ce meeting, les jeunes s’exprimaient, parlaient de leur parcours personnel en commençant par aborder leur pathologie décelée à la naissance, ou leur maladie génétique, ou encore l’accident qui leur a fait perdre la vue. Puis chacun d’entre eux et elles ont parlé de ses passions, de ce qui le fait vibrer, notamment dans le domaine du sport, de la musique, des arts, etc.

Ils m’ont extrêmement surprise et touchée par leur force de caractère, leur volonté de construire leur avenir comme ils le souhaitent mais surtout par leur absence totale de jugement envers autrui et la bienveillance qui les anime. En sortant de cet événement qui était pour moi un contrat professionnel, j’ai décidé de réaliser un projet artistique personnel dédié aux jeunes malvoyant·e·s et aveugles. L’enjeu de ce projet est de les mettre dans la lumière, de pousser le public à aller à leur rencontre et de montrer au monde leur extraordinaire beauté.

Comment est-ce que tu as construit ce projet ?

Tout d’abord, il est important de mentionner que j’ai choisi d’axer cette série sur une tranche d’âge particulière : les adolescent·e·s et les jeunes adultes atteint·e·s de déficience visuelle. Cette période de la vie, souvent complexe car elle est jalonnée par la construction identitaire, se double ici d’un autre défi de taille. La question de l’image de ces jeunes, au sein d’une époque où l’identité se cristallise sur les réseaux sociaux à travers les selfies et les likes, m’a semblé intéressante.

Au départ, j’ai couché sur le papier quelles étaient mes volontés, mes propres attentes en tant qu’artiste à travers cette idée de projet. J’ai beaucoup écrit à ce sujet, car décider de photographier des personnes qui ne voient pas et qui ne verront pas le résultat de leurs yeux est un acte extrêmement délicat car très paradoxal. Il me fallait véritablement me demander quelle était ma légitimité à réaliser ce projet puisque je ne suis moi-même ni malvoyante ni non voyante.

Mon désir premier était d’aller au-delà des idées reçues sur la déficience visuelle, il n’était donc pas question de montrer des cannes blanches ou des lunettes fumées. Il était également nécessaire et primordial pour moi de trouver un moyen de rendre ce projet accessible aux jeunes malvoyant·e·s et non voyant·e·s. Pour réaliser ce projet, je me suis documentée sur la déficience visuelle, mais c’est davantage les rencontres avec chacun d’entre eux et elles qui m’ont nourrie.

As-tu passé beaucoup de temps aux côtés de personnes malvoyantes ou non voyantes ?

Suite à l’appel à candidatures que j’ai lancé, j’ai fait la connaissance de plusieurs jeunes handicapé·e·s visuels. Je les ai rencontré·e·s individuellement plusieurs fois. Chaque moment passé avec eux et elles a permis de construire une relation de confiance, et m’a énormément appris sur ce qu’est leur quotidien, leurs envies et leur ouverture sur le monde. Pour les portraits, ils et elles ont choisi le lieu au sein duquel ils et elles voulaient être photographié·e·s.

Pourquoi avoir choisi la photographie argentique ?

Je travaille toujours en pellicule pour mes projets personnels. C’est ce qui me fait vibrer. J’ai naturellement choisi de réaliser mon projet en 35 mm noir et blanc, d’abord parce qu’il me correspond totalement sur le plan esthétique et parce que ce processus long et non immédiat fait sens avec le projet.

En effet, je ne peux pas voir les images pendant les prises de vues et je ne le pourrai qu’après avoir développé la pellicule manuellement. Cette pratique, pour laquelle je me plonge au préalable dans une totale obscurité, convoque le toucher, quelque chose de sensoriel comme pendant les shootings photo où je touche beaucoup les mains des jeunes et je leur fais toucher le matériel que j’utilise, les appareils photo, le trépied, les pellicules, etc.

Tu mêles photographie couleur (pour tes Polas) et noir et blanc (pour tes portraits), pourquoi ce choix ?

Les Polaroids sont davantage un élément qui permet de mettre en confiance les jeunes pendant les prises de vues. Même s’ils ou elles ne peuvent pas voir l’image, savoir que leur visage est entre leurs mains sur le papier photo est quelque chose d’extraordinairement excitant. Certains d’entre eux et elles, lorsqu’ils sont malvoyants et ont une très basse vision, peuvent parfois percevoir des couleurs ou des formes qui les enthousiasment beaucoup.

Enfin, le Polaroid, qui est un medium que j’ai beaucoup exploré dans mes précédents projets, constitue une étape de recherche pour moi. Mais l’image finale demeure véritablement la photographie argentique en noir et blanc qui possède une dimension poétique extraordinaire et permet de se concentrer sur l’essentiel des émotions que je veux transmettre dans ce projet.

Pour ce projet, tu as croisé les media : documentaires sonores, photos, descriptions en braille. Était-ce plus compliqué de travailler avec différents supports ?

Au départ, je n’avais pas imaginé ces différents volets pour Fovea. Mais au fur et à mesure de mes rencontres avec les jeunes, et avec leurs encadrants, leurs parents, etc., l’idée de rendre ce projet accessible à tou·te·s s’est imposée afin de ne pas le réserver au ”monde des voyants”, ce qui aurait été particulièrement ironique et indélicat.

Pour l’exposition, chaque photographie est accompagnée d’un poème descriptif que j’ai écrit et qui a été ensuite retranscrit en braille. Il était important que ce moyen de lire et d’écrire qui leur est propre soit mis en valeur dans ce projet. En septembre 2018, a d’ailleurs eu lieu une avant-première de l’exposition pour laquelle j’ai expérimenté la proposition du braille sous les tirages photographiques. Cela a beaucoup plu aux personnes sachant lire le braille, notamment aux jeunes photographié·e·s dans Fovea, qui ont eu le sentiment de pouvoir s’approprier les images d’une autre manière.

De plus, à l’issue de chaque séance de prises de vues, je prends un moment pour enregistrer leur voix. Dans le monde de la déficience visuelle, la voix est extrêmement importante. En effet, celle de leurs interlocuteur·rice·s leur permet la rencontre et la communication, les livres audio leur donnent un accès à la lecture moins onéreux que le braille et de nombreux outils informatiques sont aujourd’hui dotés de commandes vocales qui leur permettent d’utiliser Internet et autres logiciels.

Ainsi, pour les enregistrements vocaux de Fovea, les jeunes me racontent leur expérience du shooting photo, mais ils et elles disposent aussi d’un espace pour parler de ce qu’ils et elles souhaitent. Au final, je réalise un documentaire sonore d’une dizaine de minutes pour chacun d’entre eux et elles, que l’on peut écouter dans des casques au moment de l’exposition ou sur mon site Internet, en permanence.

Vous pouvez retrouver le travail de Sarah Seené sur son site personnel et son compte Instagram.